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Par Sarah Braun
30 août · 5 mn à lire
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Hadia Decharrière : « J’avais besoin de deux voix qui se fuient pour pouvoir totalement se compléter »

Je suis le travail d’Hadia Decharrière depuis son premier livre, Grande Section, qui m’avait émue aux larmes. Forcément, j’y ai retrouvé des thèmes qui me sont chers - les années 90, le deuil - mais pas seulement. J’aime sa douceur, sa pertinence, sa passion du mot juste. Ses textes sont parfaitement ciselés.

C’est donc avec une grande joie que je me suis plongée dans son nouveau roman, Formol, paru le 25 août dernier aux éditions Alma.

Sur les hauteurs de Cannes, là où il vit, Paul s’apprête à fêter ses cinquante ans. Sans joie ni entrain, malgré la présence de son épouse et de ses amis les plus anciens. Tous les quatre se sont connus sur les bancs de la fac de médecine. Étudiant brillant, promis à une carrière encore plus rutilante, Paul choisit pourtant la médecine légale. La mort lui sied particulièrement bien depuis la mort de sa mère. Une cohabitation platonique et méthodique, sans histoire jusqu’à ce cap fatidique des 50 ans qui le pousse à consulter une psychanalyste, Alma, avec qui il noue une relation particulière. Quand il est appelé pour une autopsie à Monaco, le trouble le gagne. Et si ce corps était celui d’Alma, disparue depuis quelques mois…

Donnant tantôt la parole à Paul, tantôt à Alma, Hadia Decharrière nous immerge dans les méandres d’une relation étrange, mue par les pulsions de vie et de mort. Un roman sublime, solaire, porté par une plume virtuose et acérée comme un scalpel. Un hommage à la vie, à ce - et ceux - qui nous poussent à avancer envers et contre tout.

Dans Grande Section, récit autobiographique, tu évoquais ton enfance et la perte de ton père. Dans Arabe, une fiction cette fois, tu abordais la question des origines, interrogeant au passage tes propres racines. Pour ton troisième livre, Formol, ton personnage principal est un médecin légiste. Est-ce un écho à l’univers dans lequel tu évolues au quotidien ?

Il y a autant de moi dans Formol que dans mes précédents livres, à la différence qu’il n’y a pas de moments autobiographiques. Et encore. J’ai fait partie de la génération qui faisait encore des dissections en médecine, j’ai connu Descartes (là où l’on a découvert en 2019 ce tristement célèbre « charnier »). Après ça, les dissections ont été arrêtées.

En dentaire, c’était particulier, on ne disséquait que des têtes, conservées dans du formol, pour apprendre où se trouvaient les nerfs, les vaisseaux, etc. Il y a quelque chose de l’ordre du sens propre, quand tu es en train d’enfoncer ton bistouri dans le corps, dans les organes de quelqu’un qui a vraiment existé et qui a donné son corps à la science. C’est un geste qui a une dimension émotionnelle vraiment forte : en ça, il y a complètement de moi dans ce texte. Le rapport à la mort, au corps.

Dans le côté ultra méticuleux, implacable de Paul ? À de nombreux moments, ton écriture est acérée, métallique même, dans Formol.

Paul a une narration ultra froide en surface, qui cache, en réalité, toutes ses émotions, tout ce que sa profession de légiste suscite en lui. Je ressens une énorme fascination pour cet entre-deux, ce moment, juste entre la vie et la mort. Évidemment, je suis complètement obsédée par la mort de mon père que j’ai vu malade ; et puis un jour, il n’était plus là, il était mort. Il se trouve que j’ai commencé l’écriture de Formol au moment où je dépassais son âge lorsqu’il est décédé. Au moment aussi où mon psy que j’adorais, qui me suivait depuis vingt ans, est mort. Ce sont des sujets qui me hantent. 

Et c’est d’ailleurs un vrai sujet dans le texte : Paul est à la veille de ses 50 ans. Il vit avec cette idée inconsciente, mais tenace : va-t-il ou non dépasser ce seuil fatidique ? C’est l’âge qu’avait sa mère quand elle a mis fin à ses jours. L’attrait de Paul pour la mort est également une façon de se prémunir de l’effroi qu’elle provoque, c’est-à-dire qu’il est parfaitement conscient qu’il va trépasser un jour - on le sait tous. Mais chacun a un rapport différent à ça, selon son chemin de vie. Il y a aussi l’histoire collective qui impacte le rapport que chacun entretient avec la mort. Quand il se passe de grandes histoires, absolument terribles - comme celle du Bataclan, par exemple - on est tous subitement mus par des pulsions de vie, on sort, on s’amuse, on a envie de voir du monde. Parce qu’on veut vivre, c’est vrai, mais surtout parce que ces événements sont venus recruter tellement fort notre pulsion de mort qu’on a besoin de réagir par la vie. 

Alma, quand elle rencontre Paul, est comme lui. Sa pulsion de mort, à elle, est pas mal recrutée ce transfert qu’elle fait sur lui ; et justement, pour pouvoir gérer ça, sa pulsion de vie revient la hanter. Cette ambivalence est à la base de la vie. Et, plus la pulsion de mort est recrutée de façon forte, plus la pulsion de vie va être sollicitée intensément.

Cette forme dialoguée entre Paul et Alma, tu l’as choisie en amont ? Ou s’est-elle imposée d’elle-même ?

Au départ, il n’y avait que la voix de Paul. Dans le texte initial, il n’y avait que lui. Alma n’est arrivée que plus tard, facilement un an après le début de l’écriture. Comme une nécessité : il me manquait quelque chose dans le procédé binaire que j’étais en train de mettre en place.

Paul était complètement balancé entre sa pulsion de vie et sa pulsion de mort, entre sa froideur implacable et un bordel de sentiments complètement flous. J’avais donc besoin d’une voix qui raconte la même chose que Paul, mais différemment ; un peu comme dans une fugue musicale. Alma s’est imposée d’elle-même parce que j’avais besoin de deux voix qui se fuient pour pouvoir totalement se compléter. 

En quoi la voix d’Alma a-t-elle enrichi le texte ?

Dès que j’ai commencé à insérer sa voix, je me suis révélé des choses à moi-même. C’est assez fou. Par exemple, j’ai tout de suite su qu’elle s’appellerait Alma, dès les premières minutes où j’ai commencé à écrire ce roman. Un peu plus d’un an plus tard, j’écris ce chapitre sur Alma où elle évoque Malher et Freud, lorsqu’elle cherche comment aider Paul. De la même façon que Freud avait emmené Malher faire une promenade pour qu’il puisse s’autoriser à parler, Alma emmène Paul dans un autre endroit, un lieu qui n’appartient que eux. À ce moment, elle se rappelle justement qu’elle s’appelle Alma à cause des Mahler. Comme tous les enfants qui ont un prénom original, elle le détestait. Quand sa mère lui explique qu’ils l’ont choisi en référence à Alma Malher, Alma entend « Alma malheur ». Pile au moment où j’ai écrit ça, je me suis dit : voilà, c’est pour cela qu’elle ne pouvait pas s’appeler autrement.

La voix d’Alma est arrivée au moment où j’avais quasiment fini la narration de Paul. Ça aurait été trop difficile de passer sans cesse d’une voix à l’autre, trop éprouvant. Là, j’avais complètement accueilli Paul ; j’étais totalement prête à accueillir Alma. Ensuite, j’ai repris le texte pour voir si les deux voix s’imbriquaient bien et, par chance, ça fonctionnait plutôt pas mal. Justement parce que, grâce à Alma, je comprenais mieux leur histoire. J’avais besoin d’une autre explication ; pourquoi cette fascination amoureuse existait entre eux ? Pourquoi ce qui les reliait était très au-delà de la simple relation ? Parce que ce n’est pas un couple : ils n’ont pas de réalité. Malgré tout, leur ressenti peut s’apparenter à la passion amoureuse, à la fascination. Alma me l’a expliqué dans le texte…

P. 115, on trouve cette phrase de Paul : « il ne me serait jamais venu à l’esprit de m’asseoir à sa table, de partager avec elle ». L’histoire entre Paul et Alma ne peut-elle avoir lieu qu’outre-tombe ? 

Dans le monde réel, leur relation perdrait tout son sens, car ce qu’ils ressentent l’un pour l’autre est recruté par des êtres qu’ils ont perdus l’un et l’autre. La mère de Paul s’est donné la mort lorsqu’il était enfant ; Alma perd son père quand elle est adolescente. Ce sont des histoires qui, certes, sont tragiques, mais qui sont banales. On a tous perdu quelqu’un de cher, ou l’on connaît tous quelqu’un à qui cela est arrivé. On finit tous par perdre. Et qu’est-ce que cette perte provoque en chacun de nous ? Un vide immense et une grande tristesse, nés de la perte d’un lien physique humain. Cette tristesse est telle qu’on va inconsciemment rencontrer des gens, et s’attacher à eux - amoureusement, intellectuellement, amicalement - justement parce qu’ils nous permettent de raviver quelque chose qui n’est plus, un lien qui n’existe plus. C’est exactement ce qu’il se passe entre Paul et Alma. Elle a quand même un truc très paternel pour Paul. Quant à lui, on voit bien qu’il rejoue l’histoire de sa mère, avec ce cap des 50 ans. Peut-être même serait-il capable de se donner la mort juste pour que l’histoire se répète. Finalement, en rencontrant Alma, tout cela lui revient en pleine face, ça devient même hyper réel. Il est des sensations dont on ne parvient jamais à se défaire, et c’est exactement cela qu’ils vivent. 

C’est pour cela qu’il ne veut pas partager sa table à la cantine de l’hôpital avec elle : s’il fait ça, elle devient réelle, il efface le fondamental de ce qu’elle est pour lui, c’est-à-dire le révélateur de toutes les sensations qui l’ont quitté consciemment depuis le décès de sa mère.

Un médecin légiste, un cadavre à identifier, une thérapeute disparue : Formol compile de nombreux motifs du polar. Dirais-tu qu’il appartient à ce genre ?

Non, ce n’est pas un polar. C’est un roman ; peut-être que certains diront que c’est un roman noir. Je ne pense pas, je le trouve assez lumineux, en fait. Mais justement si on cherche trop à le classifier, on perd l’essence de ce qu’il est. Pour moi c’est juste un roman.

Quels livres t’ont accompagnée durant l’écriture de Formol ?

Très clairement, j’ai eu des livres de chevet, qui n’ont pas forcément de rapport direct entre eux. Je savais que je voulais écrire un homme, à la première personne. J’ai été pas mal accompagnée de la tétralogie de Jean-Philippe Toussaint, M.M.M.M. Le Cycle romanesque de Marie, qui est pour moi, est vraiment dans les dix meilleurs ouvrages contemporains. La Moustache, d’Emmanuel Carrère, qui est vraiment mon préféré de cet auteur parce que je trouve qu’on assiste très bien à la décompensation du personnage, qui se rase la moustache et qui ne comprend pas que personne ne s’en rende compte. On ne distingue plus le faux du vrai, j’aime vraiment ça, cette perte d’ancrage dans la réalité. Enfin, Rue des boutiques obscures, de Modiano, dont j’apprécie beaucoup la construction et qui démarre aussi dans un flou total. J’aime beaucoup cette façon de naviguer dans le brouillard. Cette sensation nébuleuse, très fréquente chez Modiano, et qui me plait particulièrement dans ce livre-là.

Formol, Hadia Decharrière, aux éditions Alma.
Grande Section et Arabe ont été publiés chez JC Lattès. 

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