Tous les matins du monde

La newsletter qui te parle littérature (mais pas seulement)

image_author_Sarah_Braun
Par Sarah Braun
16 mars · 5 mn à lire
Partager cet article :

Se souvenir des jolies choses

Pourquoi aime-t-on plus un livre qu’un autre ? Qu’est-ce qui provoque un immense coup de cœur ? Un engouement tel qu’on ne peut s’empêcher d’inciter ses ami.e.s à le lire ?

C’est, en filigrane, la question que nous nous sommes posée, mardi 28 février, quand il nous a fallu départager les quatre prétendants au Prix du Livre à Metz - Marguerite Puhl Demange. J’étais l’une des juré.e.s et j’ai envie de vous parler de cette très chouette expérience.

Pour cette 36e édition du Prix, j’ai donc lu quatre romans. Partie italienne, d’Antoine Choplin (ed. Buchet-Chastel) ; Berline, de Céline Righi (Les Éditions du Sonneur) ; L’Inventeur, de Miguel Bonnefoy (ed. Rivages) ; et Les Corps solides, de Joseph Incardona (ed. Finitude).

Parmi eux, j’avais déjà lu Partie italienne lors de sa sortie en septembre dernier : il n’a pas résisté à une seconde lecture. Il m’avait, pourtant, vraiment plu en première instance, pour être finalement ultra déçue par les motifs convenus et déjà vus – l’artiste reconnu, mais complètement blasé, la femme mystérieuse et canon (évidemment), le lien entre échecs et Shoah, la scène d’amour sous l’orage… Bref, d’un joli roman, je me suis retrouvée face à une médiocre réécriture du génialissime Joueur d’Échecs de Stefan Sweig (que je vous presse d’aller lire, si ça n’est pas déjà fait !)

Les Corps solides de Joseph Incardona m’a tout de suite emportée : une mère courage et son fils adorable et héroïque qui, pour éviter la banqueroute, se retrouvent pris dans les filets d’un jeu de télé-réalité aussi débile et absurde que la vie l’est elle-même. Tout ça sur fond d’embruns océaniques, de weed, de wax et de surf. Une belle lecture, mais sans plus, qui m’a vaguement rappelée Télé-Réalité d’Aurélien Bellanger.

L’Inventeur (Miguel Bonnefoy) retrace l’histoire d’un scientifique à qui l’on doit une découverte majeure (les premières machines à énergie solaire, dont l’une a été présentée à l’Exposition universelle de Paris de 1900), mais que l’Histoire a totalement oublié : Auguste Bouchot. De prime abord, le sujet ne m’intéresse pas, il ne colle en rien à ce que j’aime lire (je vous ai déjà parlé de mon obsession pour les histoires parisiano-parisiennes ; je vous raconterai bientôt mon autre fixette : les romans du deuil). Je me suis toutefois laissée convaincre par le anti-héros touchant et fabuleux de cette biographie ultra fictionnée, mais qui fonctionne à merveille. J’ai surtout été touchée par la question de la fin de vie qui affleure au dénouement : que fait-on de nos vieux ? Pourquoi les laissons-nous sur le carreau ?

Reste donc Céline Righi, une autrice lorraine. Berline est son premier roman. La couverture - un dessin de mineur sur fond sombre - ne m’engage pas à le lire, je repousse le moment fatidique à deux jours de la date butoir, tant le sujet m’ennuie. « Fin des années 1960, quelque part dans un pays de fer et de charbon. Une mine vient de s’effondrer, qui a piégé Fernand sous une berline. À mesure qu’approche une mort presque certaine, celui-ci se remémore son existence « là-haut ».
Mon grand-père maternel a beau avoir été mineur, ce drame sur fond d’effondrement minier ne m’attire pas le moins du monde. Et pourtant, c’est une révélation (révélation partagée puisque Berline a décroché le Prix du Livre à Metz - Marguerite Puhl Demange. Un plébiscite : neuf voix sur onze, c’est vous dire !).
J’ai été complètement subjuguée par ce livre.

Alors, pourquoi place-t-on un livre au-dessus du lot ? Pourquoi choisir celui-ci plutôt qu’un autre ? Où se situe le curseur ?

Bien sûr, il y a la beauté de la langue, la virtuosité du texte, la poésie des images. Cette poésie, justement, qui me fait parfois poser le livre un instant, juste pour savourer, et dans la foulée attraper un feutre pour surligner le passage. On peut mesurer les livres que j’ai aimés à la récurrence de ces traces colorées.

Il ne s’était jamais senti vivre, ni même survivre, seulement sous-vivre, expulsé au monde comme un moribond. Il n’était ni personne ni quelqu’un.  (p.28)

Mais seule, la langue ne suffit pas (L’Inventeur, par exemple, est merveilleusement écrit).
La puissance de Berline réside dans sa portée qui peut résonner en chacun de nous, dans l’universalité de ce récit initiatique. Car la mine n’est rien de moins qu’un prétexte pour dérouler la vie de Fernand et lui ouvrir la porte vers d’autres vies que la sienne. Cette famille dysfonctionnelle pourrait tout aussi bien être la mienne. Être la vôtre. La noirceur s’insinue dans toutes les failles, elle ne se limite pas aux boyaux des mines de l’Est.

Alors que la mine s’effondre, Fernand se retrouve coincé « sous la chose » (p.7). Ni mort ni vivant, il débute alors un long périple dans sa mémoire et se raconte sa vie. Il pense, pour ne pas flancher ; il pense parce qu’il n’y a plus que ça qui le raccroche aux vivants. 

Fernand ne voulait pas être mineur, mais le destin ne lui a pas laissé le choix. Ironie du sort. Avant lui, il y avait déjà eu un premier Fernand. Mort in utero. Notre Fernand à nous est arrivé trop tard pour choisir, il a dû endosser l’âme du petit défunt pour tenter de consoler sa mère, à jamais perdue. « Elle n’aimait personne. Parce qu’elle ne s’aimait pas elle-même » (p.78). Le père souffre, mais s’incline devant la radicalité de la douleur maternelle. Fernand s’adapte. Seul rayon de soleil, le Mario, son double solaire et grassouillet, quand lui demeure lunaire et maigrichon : c’est lui qui l’enjoint de choisir de ne garder que les bons moments en tête.

Tu vois, Nando, les choses qu’on se met dans la tête, c’est comme les pommes que tu te mets dans le ventre. Y en a des bonnes, y en a des pourries. Suffit de choisir celles que tu veux garder dans ta caboche. Moi, par exemple, tu crois quand même pas que j’vais m’gâcher l’existence en me farcissant le crâne avec des idées tristes ?  (p. 42).

Résolument, Berline n’est pas un roman noir et pessimiste, c’est au contraire le récit lumineux et touchant d’une renaissance. En se repassant le film de sa vie, Fernand choisit de laisser de côté celui qu’il a été pour regarder vers la lumière, et tend par là même à nous faire prendre conscience qu’un autre chemin est possible.

Previously on “Tous les matins du monde”

Ce que j’ai lu et aimé en février

L’adolescence de Géraldine Dormoy

Cécile Ladjali : “ le langage est la grande obsession dans mes livres”

Le Dernier Mot, Virginie Mouzat

Crédit photo : Alice Tatham @thewildwoodmoth ( sur Instagram)