Paru le 4 janvier chez Actes Sud, La Nuit est mon jour préféré est le quatorzième roman de Cécile Ladjali. Rencontre avec une autrice dont la voix résonne.
Nombreux sont ceux qui vous diront que choisir un livre seulement à son titre serait une erreur. Pourtant, je l'ai fait (et pour être tout à fait honnête, je le fais souvent) : je ne connaissais rien de Cécile Ladjali ni de ses précédents récits quand j'ai choisi d'entamer la rentrée littéraire d'hiver 2023 par La Nuit est mon jour préféré (éditions Actes Sud). Mais la beauté de ce titre ! Mon intuition ne m'a pas fait défaut, j'ai adoré cette histoire qui se déroule en plein conflit israélo-palestinien.
Citation empruntée à la poétesse américaine Emily Dickinson, « la nuit est mon jour préféré » est une parole de Roshan, jeune Palestinienne arrivée en urgence dans le service du narrateur, Tom, psychiatre à l'hôpital de Hod Hasharon, près de Tel-Aviv. Elle a tenté de mettre fin à ses jours lorsqu'elle a appris sa grossesse, à trente-deux semaines ; elle faisait un déni. Depuis son arrivée, elle se mure dans le silence. Hephraïm Steiner, harpiste octogénaire, paranoïaque et psychotique, est également interné, à sa demande, dans le service de Tom. Deux cas d'école pour le psychiatre israélien, dont les recherches portent sur l'inaudible et la communication intra-utérine, un sujet qui l'obsède intimement et personnellement.
La Nuit est mon jour préféré raconte la solitude de ces trois personnages, dont le silence et les secrets empêchent la rencontre. Mais La Nuit est mon jour préféré est aussi le récit d'Hannah, plongeuse apnéiste prise au piège dans la Mer Rouge qui a sombré dans le coma ; celui de Phil Anders, astronaute dont la liaison avec Houston est soudain rompue alors que sa navette rentre dans l'atmosphère ; et celui de Tom, quand il n'était encore qu'un fœtus aux aguets dans le ventre de sa mère.
Six personnages si proches et pourtant si loin, six personnages en quête d'une oreille pour les écouter.
La Nuit est mon jour préféré est un livre sur la rencontre impossible, l'incapacité totale de s'entendre, d'échanger et de se comprendre. C'est aussi un roman sur la liberté et la folie ; n'est pas forcément fou celui qu'on croit. C'est un récit éblouissant, au sens propre comme au figuré - la lumière ! -, optimiste et tout simplement beau, dont le langage est le véritable héros.
Comment vous est venue l’idée de ce nouveau roman ?
J’ai commencé à écrire il ya deux ans, environ, pendant le premier confinement. Comme j'ai l'impression de ne pas avoir beaucoup d’imagination, j’aime me nourrir du réel, du ressenti, des observations. Je me suis dit que j’allais partir de cette expérience intime, que nous avons tous partagée. Ces mondes étranges, l’enfermement contraint, la solitude, l’impossibilité du dialogue avec l’autre. Pour autant, je me refusais d’écrire sur le confinement à proprement parler, hors de question que je déprime mon lecteur en parlant explicitement de ça. J’ai donc choisi de faire ce que je fais souvent dans mes romans, à savoir décaler un propos fâcheux vers du romanesque, vers une histoire que j’invente tout de même un peu et que je nourris aussi de ma propre expérience. L’idée n’est pas de foncer tête dans le guidon vers du réalisme pur et dur, mais plutôt de raconter une histoire pour aborder ces trois thèmes : la solitude, l’isolement, et, surtout, le dialogue impossible avec l’autre. Ça me frappe vraiment cette impossibilité, cette difficulté qu’ont les êtres humains à s’entendre vraiment.
Dans La Nuit est mon jour préféré, l’un des personnages s’appelle Roshan, qui est votre prénom de naissance (Cécile Ladjali a été adoptée à la naissance par un couple franco-algérien, alors qu’elle avait été abandonnée par sa mère iranienne). Est-elle votre double littéraire ?
Elle va finir par le devenir, même si je ne me suis jamais dit les choses ainsi. Ce prénom est aussi celui de la petite fille qui a été adoptée par des parents français dans Shâb ou la nuit. Il est des livres qui, à un moment donné, vous somment de les écrire. Shâb ou la nuit est de ceux-là ; il m’est tombé dessus à un moment donné, alors que je m’étais toujours refusé à l’écrire. Il est alors devenu impérieux de rendre hommage à mes parents adoptifs et de faire mon enquête intime sur mes origines, sur l’Iran, sur la mère adoptive et la mère biologique… Ma mère biologique, qui m’a abandonnée à la naissance après avoir fait un déni de grossesse, m’avait baptisée du nom de Roshan. Les consonances très orientales de ce prénom pouvaient fonctionner avec un personnage de jeune femme palestinienne. Spontanément, j’ai donc choisi de la baptiser ainsi. Roshan incarne dans son parcours de nombreuses obsessions qui sont les miennes, évidemment. Cela dit, c’est également le cas des autres personnages du roman, qui ont tous été bien gâtés ! Ils ont tous de petits problèmes qui sont sans doute les miens : c’est ma façon à moi de m’en débarrasser !
La Nuit est mon jour préféré raconte trois destins : Tom, le psychiatre, et Steiner et Roshan, deux de ses patients. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, ce n’est pas l’histoire du médecin qui sauve ses patients mais plutôt celle de trois êtes humains qui se sauvent les uns les autres. C’était important, pour vous, cette relation qui les unit ?
Effectivement, ils ont besoin les uns des autres, c’est certain. Par cette circularité-là, ils sont tous trois la preuve que l’on n’est pas grand-chose dans l’autre : on échoue, on se rate. Dans le dialogue et dans l’humanité qui s’y rattache, on a tous éperdument besoin d’autrui. Et quand, par orgueil, par peur ou par névrose, ils choisissent de s’enfermer en eux même, c’est une catastrophe, en fait. Ils n’arrivent à rien.
Page 44, vous écrivez : « son mutisme est barbare », page 80, encore : « l’amour n’est possible qu’avec la parole » : pouvez-vous nous en dire plus sur l’importance que revêt le langage pour vous ?
Le langage est la grande obsession dans mes livres. Selon moi, il n’y a aucun salut possible sans les mots, sans une parole offerte et reçue. L’un de mes livres est d’ailleurs totalement consacré à cela ; il s’agit d’Illettré. Il s’agit d’une tragédie ni plus ni moins : le héros meurt à la fin parce qu’il n’a pas les mots. Sans eux, il ne peut écrire une lettre d’amour ni dire qu’il aime. Il ne peut pas être aimé, car il n’est n’est de fait pas aimable. Et d’ailleurs, la fille qui a le béguin pour lui finit par le laisser tomber parce que c’est trop compliqué d’être avec un illettré. C’est un livre vraiment épouvantable. Pour connaître un peu le sujet, je pense qu’il y a beaucoup d’humiliation et de mélancolie chez les gens qui ne possèdent pas les mots. Illetré essaye tout de même de déboucher sur le jour, sur une sorte de lumière, d’ouverture : le langage, c’est ce qui lie les êtres entre eux. C’est ce qui permet l’amour, et la paix aussi.
Dans La Nuit est mon jour préféré, la toile de fond est le conflit israélo-palestinien : sans négociation, sans diplomatie, aucune paix n’est possible. Moi je n’ai pas la recette, évidemment, c’est un sujet tellement complexe, mais je suis convaincue que les poètes, les gens qui sont du côté des mots, comme Jude Finkel, le père de Tom, sont peut-être ceux qui trouveront une solution. Et Tom marche dans les pas de son père, c'est certain.
Écrit-on forcément pour trouver des réponses à des questions qui nous obsèdent ?
Je pense que j’écris pour ça, même si ce n’était pas le programme au départ. Avec un peu de recul, je suis forcée de l’admettre. Cela dit, je ne sais pas si j’ai des réponses. Mais des cheminements, des débuts de réponse, des pistes, ça oui. J’y vois un peu plus clair, mais je ne suis pas en pleine lumière : je suis moins dans un contre-jour, et c’est déjà ça.
Un écrivain est un mélange de grande fragilité et de grand orgueil. Évidemment, moi, en plus, avec mon parcours, l’abandon, l’adoption, l’Iran, les origines, etc., j’ai mes casseroles et mes failles. Mais j’ai tout de même beaucoup d’orgueil à vouloir écrire, publier mes textes... Parfois vous tombez sur des lecteurs, des journalistes qui ont la dent dure ; il faut que je sois préparée à cela... Mon orgueil réside dans le fait de penser - même si je sais pertinemment que c’est une illusion - qu’écrire me permet de circonscrire l’angoisse, de la maîtriser, un peu. La fiction, la littérature me donnent l’illusion de la maîtrise. La maîtrise est quelque chose de très effrayant, une espèce de monstre tapi, là, dans le noir, dans le vicieux, dans l’origine, dans ce que Freud aurait appelé l’inconscient. Écrire me permet d’exhumer toutes ces choses-là, de les faire ressortir à la lumière du jour. Les mots me permettent d’étudier ces petites pierres de cauchemars remontées des catacombes, pardonnez-moi la métaphore ! Il y a quelque chose de cet ordre-là.
Quel est le dernier livre qui vous ait plu ? Un essai de Cynthia Fleury : Ci-gît l'amer. Il y est question du ressentiment, de l'amertume, et elle explique que les artistes sont ces gens capables de dépasser l'amertume par la création. J'aime cette autrice, dont les textes sont toujours très brillants et très accessibles.
Quel est le livre que vous auriez aimé écrire ? Peut-être Orlando, de Virginia Woolfe.
Quel est l'auteur.rice avec lequel vous aimeriez passer une soirée ? Charles Baudelaire, parce que Les Fleurs du mal est mon livre préféré. Et parce que je pense que j'aurais été son genre !
Pour lire un extrait, rendez-vous sur le site d'Actes Sud.
La Nuit est mon jour préféré, Cécile Ladjali, éditions Actes Sud.