Nathalie vit en marge de sa propre existence, fragile, absente, éperdument triste. Jusqu’à ce matin du 3 avril, où elle reprend le pouvoir : « C’est sa journée ».
C’est difficile de parler de la mort d’une mère. Surtout quand tu es la jumelle non attendue, quand celle-ci t’a appelée « pute» parce que tu voulais aller au cinéma avec un garçon ; tu avais 17 ans. Surtout quand celle-ci a choisi de se donner la mort, un 3 avril, sans un mot, sans rien dire pour expliquer son geste.
Après avoir prêté sa voix à Charlotte Perriand (Et devant moi la liberté) et Sébastien Rondeau (Comment ça va, cher Karl ?), Virginie Mouzat choisit de faire entendre la sienne. Dans une ultime injonction, tel Orphée interpellant une dernière fois Eurydice aux portes des enfers, l’autrice s’adresse à sa mère.
« S’il te plaît, retourne-toi. Écoute-moi. »
Notre histoire commence donc un 3 avril, au petit matin. C’est une belle journée printanière, la soleil brille, l’air est doux. Comme chaque matin, son mari quitte Nathalie. « C’est à travers la porte qu’il lui a dit au revoir. Non, pas au revoir. ‘À ce soir ma chérie’. » Nathalie sait qu’il ne va pas travailler, il va rencontrer son amoureuse, à Paris. Comment pourrait-elle ne pas le savoir ? Commence alors une mise en scène scrupuleuse de son suicide, ce « coup fatal porté à l’ennui, à la lassitude, au silence ». Il ne faudrait pas que son mari la trouve le visage violacé et gonflé, la face écrasée contre terre. Nathalie compte bien donner un peu de sublime à son geste, entre courage et désespoir.
Alternant grâce et fracas, Virginie Mouzat raconte sa mère, cette femme insaisissable, que la colère a poussée dans ses retranchements. Cette femme qui, d'une pirouette, a accepté d'endosser un nouveau prénom sous le joug de son mari : Nathalie, c’est tellement plus joli qu’Anne-Marie ! Amoureuse éperdue, enfermée dans le rôle de Nathalie, elle se laisse porter par cet époux aussi solaire qu'elle est lunaire, cet époux tonitruant, séducteur et collectionneur de coléoptères. Jamais elle ne lui oppose le moindre refus. Nathalie vit en marge de sa propre existence, fragile, absente, éperdument triste. Jusqu’à ce matin du 3 avril, où elle reprend le pouvoir : « C’est sa journée ».
Le Dernier mot n’est pas une longue élégie qui pleurerait la défunte. C’est au contraire une lettre d’adieu, une lettre d'amour à celle dont elle pensait qu’elle ne l’avait jamais aimée, un texte sublime et radical, dans lequel Virginie Mouzat raconte le poids d’une tristesse dont sa mère ne pouvait être sauvée.
Le Dernier Mot est d'abord un livre sur le silence. Celui qui plombe la relation entre la mère et la fille. Celui sur l’autre femme. Celui de la maison vide que l’autrice explore de fond en comble pour tenter de comprendre. Qui était-elle vraiment ? Nathalie ? Anne-Marie ? Les deux à la fois ?
Le Dernier mot est aussi une enquête dans laquelle Virginie Mouzat tente une dernière fois de figer à jamais le kaléidoscope de facettes de sa mère : qui était-elle vraiment ? Nathalie ? Anne-Marie ? Les deux à la fois ?
Le Dernier Mot est, enfin, un récit introspectif poignant, dans lequel l’autrice interroge la maternité - et la non-maternité - et le lien mère-fille et sa prétendue inconditionnalité.
Je ne peux que vous conseiller d'entamer cette rentrée littéraire 2023 par ce très beau roman, porté par une écriture acérée, superbe et élégante.
Le Dernier mot, Virginie Mouzat, aux éditions Flammarion.
« Tu es une lave froide qui brûle encore. Je ne te reproche rien. Écrire pour t’éteindre, te vaincre. Si c’était ça le but, une étreinte, t’offrir une chance, je ne veux pas écrire une forme de paix parce que ça sonne christique. M’adresser à toi plutôt qu’à ta violence, c’est reprendre cette photo obtenue autrefois sans ton consentement. » (p.11-12)
« J’aurais dû leur demander qui était cette femme déplacée qui se faisait passer pour ma mère depuis des années, mais mon adolescence ne m’en laissait pas le temps. » (p.60)
« Des décennies de non-dits ont tissé entre nous un maillage inextricable de malentendus. Mais quelque chose me dit, sans savoir exactement quoi, que je dois déjeuner tant qu’il en est encore temps. » (p.90)
« Lorsqu’elle m’adresse ce mot, elle doit avoir à peu près quarante-cinq ans, elle voit en sa fille une rivale, une sorte de soeur qui pose la mère dysfonctionnelle qu’elle est en adolescente à qui on a dérobé un outil de séduction, ce maquillage manquant à sa salle de bain. » (p.136)
- Sur le même thème : Le deuil de la mère est un sujet des plus usités en littérature. Paru au printemps dernier, Ceux qui s’aiment se laissent partir, de Lisa Balavoine, explore avec une grande justesse cette thématique. Quand elle apprend le décès de sa mère, l’autrice replonge dans ses souvenirs pour raconter la folie douce de sa mère, sa présence et ses absences, ses manquements malgré l’amour et interroge ce lien si fragile et complexe qui unit une mère à sa fille.