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Par Sarah Braun
22 mars · 5 mn à lire
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Du bon usage de la tristesse

C’est fou comme ce sont toujours les sujets (et par là, j’entends les livres) qui me touchent le plus dont j’ai le plus de mal à parler. Quoique... ma procrastination n'a pas de limite. Car "Inconsolable", d'Adèle Van Reeth (aux éditions Gallimard), je l’ai lu il y a belle lurette, entre Noël et Nouvel An. 

J’avais découvert Adèle Van Reeth quelques semaines auparavant. Son premier livre, La Vie ordinaire (la version poche), était dans ma pile à lire depuis un bon bout de temps, je pense. 

J’en avais ras le bol de l’urgence de la rentrée littéraire, j’avais besoin de me poser avec un livre « pour moi » en quelque sorte. J’ai tout de suite adhéré à sa pensée, à son dégoût de cette « vie ordinaire », qui attention, n’est pas la vie quotidienne. Je le dévore, ce livre, il est une éclaircie dans la longue nuit de la fin d’année. Jusqu’à la fin, qui là, me glace. Sa quête de sens de la vie ordinaire s’achève lorsqu’elle rend visite à son père, malade. Quand elle mentionne la cicatrice en point d’interrogation sur le crâne, mon cœur cède. Je la connais celle-là. Je referme le livre sur ce sentiment poignant que l’on a vécu la même chose, elle et moi.

Dans la foulée, je découvre que son prochain roman s’apprête à paraître. Inconsolable, le titre me parle, mais à aucun moment je ne songe à l’idée qu’elle puisse raconter la mort de son père. On peut appeler ça le déni… 

Je l’ouvre, et une fois de plus, je plonge dans l’écriture acérée et juste de la philosophe. Car oui, Adèle Van Reeth est philosophe, et dans ce livre-là, c’est bien la mort qu’elle passe au crible de sa réflexion. Celle de son père, mort d’une tumeur au cerveau. Comme le mien. 

Tout ce qu’elle raconte dans la première partie « Hiver », je l’ai vécu. 

J’ai tenu ta main, mais c’était celle qui n’avait plus de sensibilité, j’ai mis un moment à m’en apercevoir, je trouvais que tu ne réagissais pas beaucoup et j’ai fini par comprendre que tu ne sentais rien. J’ai saisi l’autre main et tes doigts ont serré les miens pas trop fort, mais suffisamment pour que je le prenne comme une preuve de vie. (p.45)

Quand il cherche ses mots, quand il se trompe :

Ce n’est pas grave si tu dis « noter » au lieu de « roter » - ce qui nous a valu presque un fou rire quand je suis allée te voir (p.68)

Et puis la lente fin, les faux espoirs, les sursauts, les doutes. Est-ce qu’il a peur ? Non, il n’a pas peur, mais puisque la peur n’évite pas le danger, la fin est inéluctable. 

Depuis bien des années déjà, je nourris une passion sans commune mesure pour les livres du deuil : sur le sujet, j’ai presque tout lu. Je cherchais à être consolée. Je pensais que celui-ci serait celui que j’attendais.
En vain. 
Car Adèle van Reeth m’apprend que l’être humain est inconsolable de par sa nature : c’est en préambule ce qu’elle pose avant d’expliquer qu’à cette tristesse originelle - liée à notre condition humaine et par conséquent à notre finitude - peut venir s’ajouter celle de la mort d’un être cher. 

Mais quand à cet inconsolable originaire s’ajoute une tristesse nouvelle dont on sait qu’on ne reviendra pas, que se passe-t-il ? (p.25)

Comme dans La Vie ordinaire, l’autrice part de sa propre expérience, de son récit intime et pudique à la fois, de la fin de vie, de la mort et du deuil de son papa. Et Adèle Van Reeth a beau être philosophe et être rodée aux questionnements que suscite la mort, rien ne l’avait préparée à celle de son père.

Alors elle écrit, pour comprendre, mais pas pour s’apaiser, elle sait la peine perdue. Là encore, elle se retrouve face à un mur. 

L’écriture est un acte toujours déceptif, je sais que je n’y arriverai pas, et j’y retourne, chaque jour, plusieurs fois par jour, je déplace des montagnes pour m’asseoir à mon bureau des heures d’affilée pour pouvoir écrire sans aucun espoir d’y parvenir, ce qui ne fait qu’attiser mon désir d’écrire. Je souhaite bien réussir le fait de ne pas y parvenir. Écrire mon échec, à défaut de nommer l’impossible. (p. 101-102)

Comment écrire l’indicible ? Comment préparer les gens au gouffre immense qui les attend ? 

Pourquoi ai-je l’impression de ne dire que les banalités quand je parle de la mort ? (p.102)

Mais il n’est pas question que de la mort dans Inconsolable, car, comme dans La Vie ordinaire, la philosophe attend un enfant alors qu’elle s’apprête à quitter son père. Une double expérience, d’autant plus violente.

Mon ventre s’arrondit. Je n’arrive pas à faire une place à la vie. Je suis dans la mort. (…) Je porte la vie en moi, mais je porte aussi la mort, pas de la même façon, mais de manière tout aussi indubitable. Cette mort n’est pas la mienne, c’est celle de mon enfant. (…) Je ne suis pas prête à laisser de la place à cette nouvelle vie dans mon corps car je crains qu’elle ne dissipe la tristesse et qu’avec la tristesse, ce soit le souvenir de mon père qui m’échappe. (pp.119-120)

La tristesse est la dernière chose qui vous relie au défunt. S’y complaire est chose normale, s’y complaire est humain.

Mais n’allez pas croire qu’Inconsolable est une longue litanie sur cette tristesse, bien au contraire. Évidemment, il faut passer par le récit de la mort, par celui du non-sens de l’absence. Comment continuer à vivre ?

Et puis passe un jour, un mois, une année. La vie a repris son cours. Un enfant est né. Et Adèle Van Reeth, par le récit de sa propre expérience de la perte, parvient à nous convaincre du bien-fondé de cette tristesse qui nous a englué le cœur pendant si longtemps. 

Tu verras mon amour, combien la tristesse terrasse mais aussi comme elle déchire le voile qui recouvre le réel aussi. Tu verras la force qu’elle te donnera. (…) Laisse la journée pourrie être une journée pourrie et n’en tire aucune conclusion sur tes choix de vie, pas au bout d’une seule journée.  (…) Même quand tu es triste, cherche la petite chose qui te fera rire, et bien souvent, dans ces moments, le moins subtil et le plus efficace, quand la tristesse te prend la gorge, une bonne blague est plus efficace qu’un trait d’esprit. (pp. 178-180)

Parce qu’inconsolable, en définitive, ne signifie jamais que l’on ne sera plus heureux.

Inconsolable, Adèle Van Reste, aux éditions Gallimard

Pour aller plus loin

En 2020, je suis tombée totalement par hasard sur ce livre de Claire Fercak, Ce qui est nommé reste en vie (aux éditions Verticales), un roman polyphonique qui donne la parole aux patients atteints de glioblastome, une tumeur au cerveau rare. Celle qui a emporté mon papa. C’est une lecture très dure, mais vraiment touchante.

Justine Lévy a aussi abordé la douloureuse question de la perte d’un parent lorsqu’on attend un enfant dans Mauvaise Fille (aux éditions Stock). Une belle lecture, entre douleur et bonheur.

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Crédit photo : @tk.somewhere (Instagram)